Sans recherche, on fonce droit dans le mur
- newdeskarl
- 3 juin 2020
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2 juin 2020

Dans l’édition du Nouvelliste du 20 mai 2020, le rédacteur en chef Frantz Duval a esquissé une réflexion sur les raisons d’une absence de vraies célébrations du drapeau depuis 1986. Le journaliste dit constater de moins en moins de passion et de respect pour ce symbole. Pour l’éditorialiste, la faute est à l’État et à l’Université. Le premier à cause de l’absence de réalisations de nos dirigeants qui puissent nous rendre fiers, la seconde par son absence de propositions et «se tient prudemment en dehors de toutes les problématiques nationales».
Pourtant, la mission de l’Université haïtienne est : recherche, enseignement et services à la communauté. La société est donc en droit d’espérer des propositions à nos grands maux. Au temps du coronavirus, l’on pourrait s’attendre au lancement de grands projets de recherche pour trouver au moins un traitement. Qui sait, avec les plantes médicinales que nous avons, on pourrait trouver quelque chose. Pourquoi ne pas essayer ? Manque d’ambitions ? Faute de moyens ? Echographie d’un secteur fondamental, invisible et misérable.
Décadence de l’État et absence de services de base
En dépit des efforts de certaines unités de « recherche », ce secteur fait face à la décadence générale du pays. Dans les pays où ça marche, les chercheurs peuvent rester tard le soir dans leurs laboratoires. Ici, hors couvre-feu, les gens se dépêchent de rentrer chez eux dès 4h p.m. à cause de l’insécurité. Difficile de se concentrer dans ce contexte.
Suivant le domaine de recherche, des modèles peuvent mettre plus de 24h à tourner sur des ordinateurs. Cela implique que ces machines ne doivent pas être sollicitées, donc il faut en avoir assez pour continuer à travailler. Il y a aussi des expériences qui doivent être soumises à des températures bien précises. Pour tout cela, il faut de l’électricité stable et sûre 24/24 et 7/7. (L’internet haut débit est aussi indispensable dans certains cas).
Mauvais traitement de l’Université et du personnel enseignant
Le Fonds d’appui à la recherche (FAR) de l’Université d’État d’Haïti par exemple compte 30 millions de gourdes, soit 270 000 dollars américains pour une vingtaine de facultés et campus répartis dans 8 départements géographiques du pays. Vous ferez le calcul. Cette somme ne peut même pas financer la recherche des 300 professeurs à temps plein que compte l’UEH (données 2018). Cela ferait 900 dollars par professeur ! Ce n’est pas assez pour payer les frais de publication d’un article dans la majorité des revues scientifiques. Et je ne parle pas des mémoires des étudiants, des droits d’accès à la documentation scientifique, entre autres.
Payés au lance-pierres, ces professeurs sont nombreux à faire d’autres travaux rémunérés à temps partiel pour essayer de joindre les deux bouts. L’universitaire est dans la survie. La recherche est reléguée au second plan.
Le rectorat, pour gérer son budget serré, réclame des professeurs à temps plein l’enseignement d’au moins 6 cours par an pour limiter le nombre de professeurs vacataires. Calcul économique compréhensible, mais l’enseignant-chercheur n’a plus beaucoup de temps pour la recherche. L’Université se contente de se tourner presque uniquement vers l’enseignement pour exister et pomper des diplômes. C’est un choix. La recherche, la pièce maîtresse du puzzle, est restée dans la boîte!
Pourquoi enseignement supérieur et recherche vont de pair ?
Être un chercheur actif vous oblige d’être au cœur de l’actualité scientifique. Vous êtes aussi tout le temps invité à des rassemblements scientifiques internationaux pour présenter vos travaux et discuter avec vos pairs. Tout cela vous permet d’être au courant des dernières avancées et d’éviter d’enseigner des théories désuètes.
De plus, la recherche dans les différents secteurs de la vie du pays permettrait d’offrir un enseignement adapté à notre réalité et former de vrais agents de développement d’Haïti. L’enseignant pourrait prendre des exemples sur Haïti et rarement sur les pays étrangers. Pour cela, il faut développer la recherche dans le pays et que l’enseignant soit aussi chercheur. En règle générale, un chercheur ou un praticien d’un domaine sera plus convaincant et pourra former ses étudiants par la pratique. Rappelons cette maxime chinoise: « J’entends et j’oublie. Je vois et je retiens. Je fais et je comprends. »
Sans recherche, la communauté est mal servie
La production scientifique a aussi vocation à alimenter et enrichir les services à la communauté. Quand État, ONG et secteur privé sollicitent l’expertise de l’Université, il faudrait que ce soit un grand projet pour que le maximum d’aspects puisse être abordé. On ne peut pas toujours faire de la recherche dans le cadre d’une expertise. La recherche doit être une activité normale et continue de l’universitaire. Au moment d’une expertise, les bases scientifiques appropriées seront déjà là et le service rendu de meilleure qualité.
Pour revenir à l’absence de propositions évoquée par Frantz Duval, l’absence de recherche peut en partie l’expliquer. Si on ne cherche pas, on ne trouve rien à proposer. À moins que ce ne soit que des opinions. Ce point mérite d’être illustré. Supposons que le gouvernement veuille importer massivement des chèvres de races améliorées au bénéfice des éleveurs haïtiens. On peut toujours inviter tous les experts (souvent auto-proclamés) du pays à faire des propositions sur quelles races importer s’il faut importer. Mais, le gars qui avait déjà publié une étude sur l’adaptation de certaines races au contexte haïtien ou sur leurs retombées économiques risque de faire une proposition plus réaliste et crédible, quel que soit son grade universitaire. La recherche académique dans tous les domaines permettrait d’avoir une idée de ce qui pourrait marcher et de faire des recommandations pertinentes à la société. Moins il y aura de propositions de l’Université, moins l’État pourra prendre de bonnes décisions et plus il sera dans l’improvisation.
L’État et le secteur privé doivent s’aider en finançant sérieusement la recherche et exiger des résultats. Il faut une revalorisation du métier d’enseignant-chercheur pour qu’il ne soit plus un simple passe-temps. Sans quoi, on fonce droit dans le mur!
Newdeskarl Saint Fleur / Source Le Nouvelliste
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