Amateurisme, illettrisme et méfiance ont pourri la gestion de la crise
- newdeskarl
- 17 juin 2020
- 4 min de lecture
Publié le 2020-06-16 | Le Nouvelliste
Chacun de nous a au moins un proche qui a eu « la petite fièvre ». Certains s’en sortent plutôt bien, d’autres en meurent. Les spécialistes s’accordent sur l’origine Covid de la majorité de ces cas de fièvre. Toutefois, même après un test positif, des Haïtiens refusent d’être admis à l’hôpital au risque de voir leur cas s’aggraver jusqu’à la mort. Pourquoi ce comportement suicidaire de nos concitoyens ?
N’attendons pas la fin de la pandémie pour faire notre autocritique
En 2016, l’Institut de statistique de l’Unesco a établi que près de 3 millions d’Haïtiens âgés de 15 ans et plus étaient analphabètes. Ce qui représente le quart de la population (la République dominicaine en compte 4%). C’est beaucoup. À cela il faut ajouter quasiment autant de cas d’illettrisme, c’est-à-dire des adultes qui, contrairement aux analphabètes, ont été scolarisés mais n’ont pas acquis une maîtrise suffisante de la lecture, de l’écriture et du calcul pour être autonomes au quotidien. Les dépenses des administrations publiques pour l’éducation ne représentaient en 2016 que 2,45% du PIB. C’est peu. Ce chiffre n’a pas trop bougé depuis. Admettons-le, nous sommes un pays à faible niveau d’éducation.
Ainsi, une bonne partie de la population n’est pas réceptive à de grands discours savants. D’où, en temps de crise, la nécessité d’un plan de communication élaboré sur mesure par des spécialistes.
J’ai envie de passer tout de suite à un témoignage émouvant d’un Français à l’émission « 7 à 8 » de Harry Roselmack sur TF1 en mai 2013. Enfant, Gérard ne faisait que jouer à l’école et ne bénéficiait pas d’un bon suivi scolaire. Ce n’est qu’au milieu du primaire qu’il s’est rendu compte qu’il ne pouvait ni lire ni écrire et qu’il était très en retard par rapport aux autres élèves de sa classe. Découragé, il a décroché. Gérard est resté illettré jusqu’à ses 35 ans, jusqu’à ce que son patron découvre son « handicap » et lui a proposé des formations particulières. En 10 ans, celui-ci a travaillé dur pour atteindre le niveau de 6e secondaire. Il a raconté à l’émission sa vie d’illettré. «Quand les gens parlent, je les entends parler français, mais je ne comprends pas », a confié cet homme courageux. Gérard a affirmé qu’il se sentait exclu, car il ne pouvait pas tenir une conversation, «parce qu’on ne comprend pas des mots qu’on n'a jamais appris». L’une des expériences humiliantes qu’il a faites : il voulait devenir boulanger, et a même été admis à une boulangerie mais vite écarté parce qu’il ne pouvait pas lire ou écrire une recette.
Cette histoire devrait inviter à l'introspection. Ce n’est pas parce qu’on parle créole que les gens comprennent. On prend trop souvent pour acquis que Monsieur Tout-le-Monde comprendra tout ce qu’on dit dans sa langue maternelle. C’est faux. Si je vous dis « sounami », même en créole, il faut l’avoir appris un jour pour le comprendre. C’est pareil pour l’écriture. Une fois, comme coordonnateur d’un projet, je devais faire signer des documents à des agriculteurs pour des matériels qu’ils ont reçus. Naturellement, ceux qui ne savaient pas écrire ont fait une croix. Parmi eux, une jeune dame a eu toutes les peines du monde à réaliser ce dessin. Vous trouvez ça impossible, inimaginable ? Eh bien, quand on n’a jamais tenu un crayon de sa vie, on ne sait pas faire une croix...
Quand on met des affiches de sensibilisation, près de la moitié d’entre nous ne les comprend pas. Quand on parle, ils risquent de ne pas nous comprendre non plus. Surtout si les mots sont trop techniques ou si l'on met des mots français à toutes les phrases. Imaginez que vous suivez un discours en anglais sans bien maîtriser cette langue. À chaque mot-clé que vous ne comprenez pas dans une phrase, vous perdez le sens de la phrase. Le temps d’y réfléchir, la deuxième est lancée avec un autre mot incompréhensible. Résultat des courses vous perdez tout le message. Ne soyons pas étonnés si la moitié de nos compatriotes ne comprend pas nos messages.
Un collègue et moi avions recommandé dans un document la « fermeture » d’un aéroport d’une ville de province à cause des risques d’accidents qu’il représentait. Un élu de la ville a compris qu’on recommandait que l’aéroport soit « clôturée » (avec des barbelés par exemple). Notre message n’était pas passé !
Il y aussi la préparation à chaque type de risque et de désastre. Rappelez-vous que lors de la secousse de 2010, des Haïtiens qui étaient à l’extérieur de leurs maisons se sont rués à l’intérieur. Indépendamment du niveau d’éducation, il fallait identifier une secousse sismique et savoir qu’on était plus en sécurité à l’extérieur.
En temps de crise, quand on ne comprend pas le message officiel ou celui des spécialistes, on est exposé à tout autre. D’un côté, les gens ne vont pas à l’hôpital parce que, disent-ils, « ils seront tués par le personnel médical car Jovenel Moïse veut beaucoup de morts pour soutirer de l’argent à l’international ». Difficile de savoir d’où vient cette rumeur, mais ils y croient dur comme fer. D’un autre côté, ils ne veulent pas qu’on sache qu’ils ont contracté le coronavirus. Ils préfèrent parler de « petite fièvre ». « Si moun konnen ou gen bagay sa, menm lakay ou y ap vin touye w », a lâché un proche qui refuse de se faire tester malgré tous les symptômes. Dans ce contexte de faible niveau d’éducation, de désinformation, de méfiance et de doute, la crise échappe au contrôle des autorités.
La méfiance de la population s’est accentuée après le rendez-vous donné en plein confinement par Jovenel Moïse pour la fabrication des cartes d’identification nationale. De l’amateurisme…
Méfiance, niveau d’éducation et préparation aux désastres ont été présentés ici comme des hypothèses plausibles à l’inefficacité de la communication officielle et donc à la gestion de la crise. Seule une étude approfondie peut les confirmer. Prenons l’habitude d’étudier ce qui ne marche pas pour trouver des solutions durables.
Newdeskarl Saint Fleur
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